1.

Une voiture de l’état-major vint chercher le capitaine à l’aéroport. Elle roula très vite et longtemps. Dans une pièce exiguë, silencieuse, le général était assis, crispé, raide comme un cierge. Dehors, dans la nuit, au bas de marches luisantes de givre, le commandant attendait. Dans un gémissement de pneus, la voiture s’immobilisa. Capitaine et commandant grimpèrent ensemble l’escalier d’un pas vif. Ni paroles ni saluts ne furent échangés. Le général se leva, main tendue, et le capitaine ouvrit sa serviette pour lui remettre une épaisse liasse de feuillets. Le général les compulsa nerveusement puis cracha un ordre au commandant qui disparut dans le couloir où l’on entendit résonner sa voix rauque au débit saccadé. L’homme aux lunettes pénétra dans la pièce et le général lui tendit le paquet de feuilles qu’il tria d’un doigt expert. Sur un signe du général, le capitaine sortit, un fier sourire sur son visage juvénile, creusé par la fatigue. Le général se mit à pianoter sur la table. L’homme aux lunettes, repoussant les cartes froissées, se mit à lire à voix haute.

 

Cher Joe,

En commençant à rédiger cette histoire, je ne songeais d’abord qu’à tuer le temps. J’en avais marre de rester planté devant ma fenêtre à ne rien faire. Mais en approchant de la conclusion, j’en suis venu à mieux saisir la tournure que prennent les événements. Tu es la seule personne qui puisse m’aider et, après avoir lu ce récit, tu sauras pourquoi tu dois impérativement le faire.

J’ignore comment ce manuscrit te parviendra mais, quel que soit le messager, il ne tiendra pas à être identifié par la suite. Tâche de t’en souvenir et, s’il te plaît, Joe, grouille-toi !

Ed

Rien ne serait arrivé si je n’étais pas si flemmard. Le temps de m’extirper des pattes du marchand de sable et de régler ma note d’hôtel, le car était complet. Il me restait une heure à tuer avant le départ. J’ai donc fourré mon sac dans une consigne automatique. Tu connais la gare routière de Washington Boulevard, juste en face du Book-Cadillac et du Statler, presque à l’angle de Michigan Avenue. Michigan Avenue. Tout comme le Main à Los Angeles ou comme, peut-être, ce qu’est devenue la Trente-sixième à Chicago, ville où je me rendais. Des cinés miteux, des monts-de-piété, des bars à la pelle, deux ou trois salles de flippers et des gargotes qui proposent hamburger, pain, beurre et café pour quarante cents. Vingt-cinq avant-guerre.

J’adore les monts-de-piété, les appareils photo, les outils. J’adore faire du lèche-vitrines quand celles-ci sont bourrées d’objets hétéroclites allant des rasoirs électriques aux dentiers en passant par des jeux de clés à tube. Donc, ayant une heure à perdre, j’entrepris de remonter Michigan Avenue jusqu’à la Sixième Rue et de revenir par l’autre trottoir. Dans ce quartier, tu n’as pratiquement que des Chinois et des Mexicains. Les Chinois tiennent des restaurants et les Mexicains s’y entassent pour manger la Bonne Vieille Cuisine familiale du Sud. Entre la Quatrième et la Cinquième Rue, je suis tombé en arrêt devant ce qui voulait se faire passer pour un cinéma. Une vitrine badigeonnée de noir et une affiche dont les lettres mal tracées proclamaient en espagnol : « Grande première à Détroit… Des milliers de figurants… Cette semaine seulement… Dix cents. » Les 18x24 collées sur la vitrine, des agrandissements salopés pleins de taches et d’auréoles, montraient des cavaliers en cotte de mailles livrant ce qui semblait être une bataille d’assez jolie dimension. Mon régal, et pour pas plus de dix cents.

C’est peut-être une veine que l’histoire ait été mon fort à l’école. En tout cas, c’est la chance et non le discernement qui me fit lâcher dix cents pour une chaise pliante de croque-mort, bancale de surcroît mais bien noyée dans des relents d’ail mal digéré, quoique le nombre des Fils de l’Ordre de la Tortilla composant le reste de l’assistance fût des plus réduits, une demi-douzaine à tout casser. Je m’installai près de la sortie. Les cent watts des deux ampoules nues qui se balançaient au plafond donnaient assez de lumière pour me permettre un rapide coup d’œil sur les lieux. Devant moi, au fond de la salle, l’écran évoquait un panneau d’aggloméré peint en blanc et, lorsqu’en me retournant je vis l’état de délabrement du vieux projecteur seize millimètres, je me dis que, même pour dix cents, je m’étais probablement fait avoir. Tant pis, j’avais encore quarante minutes à tuer.

Tout le monde fumait. J’ai donc allumé une cigarette. Le Mexicain découragé qui venait d’encaisser mes dix cents verrouilla la porte et fit le noir après m’avoir jeté un long regard interrogateur, que je lui rendis. J’avais payé, après tout. Encore une petite minute et l’antiquité dans mon dos s’est mise à cliqueter. Sur l’écran, ni générique ni même mention d’un producteur ou d’un metteur en scène, rien qu’un bref éclair tremblotant suivi d’un gros plan sur une tronche moustachue étiquetée CORTÈS. Puis un Indien emplumé, peinturluré, apparut avec cette fois pour légende : GUATEMOTZIN, SUCCESSEUR DE MONTEZUMA. Il y eut ensuite, en vue plongeante, une superbe maquette baptisée CIUDAD DE MEJICO, 1521, et l’action démarra sur des plans de vieux canons fracassant de gigantesques murailles, tandis que des Indiens décharnés périssaient de mort violente avec force volutes de fumée, sang répandu et spectaculaires chutes en spirale. Tout de suite, la qualité de l’image m’a frappé. Rien de ces rayures ou de ces sautes brutales qui sont le lot des vieilles copies. Des photos sans le moindre flou et surtout sans le moindre plan montrant le beau héros en train de faire les yeux doux à la caméra. En fait, il n’y avait pas de beau héros. Peut-être, en voyant des films français ou russes, as-tu réfléchi à ce qu’ils gagnaient en réalisme et en profondeur pour avoir été tournés avec un budget qui ne leur permettait pas de se payer de grosses vedettes ? Eh bien, ça, c’était aussi bon, meilleur peut-être.

Il me fallut attendre le panoramique final sur la désolation du champ de bataille pour être en mesure d’aligner des chiffres et prendre conscience que, pour quatre sous, il est impossible d’avoir des milliers de figurants et des décors assez volumineux pour remplir Central Park. Dix mètres de mur en carton-pâte ont déjà de quoi donner des sueurs froides à n’importe quel comptable et, des murs comme ça, je venais d’en voir tomber pas mal. Ça ne collait pas du tout avec le montage minable et l’absence de bande-son, à moins d’en faire remonter le tournage au bon vieux temps du muet. Mais là encore, je savais qu’il n’en était rien, car des couleurs aussi nuancées ne pouvaient provenir que d’une pellicule panchromatique. L’impression dominante était celle d’un document d’actualités trop fignolé pour être authentique.

J’ai suivi les Mexicains qui se traînaient vers la sortie mais je me suis arrêté près du type à l’air découragé qui rembobinait le film. Je lui ai demandé d’où il sortait cette copie.

« Ces derniers temps, je n’ai pas entendu parler du tournage d’une superproduction de ce genre. Ça n’a pourtant pas l’air d’être vieux. »

Il a reconnu que le film était récent et ajouté qu’il l’avait réalisé lui-même. Ma réponse fut polie mais dut trahir mon incrédulité car il a levé le nez de son projecteur.

« Vous ne me croyez pas ? »

Je l’ai assuré du contraire en précisant que j’avais un car à prendre. « Pouvez-vous m’expliquer pourquoi ? » a-t-il insisté. « Me donner des raisons précises ? » De nouveau, j’ai prétexté mon car… « Vraiment, je suis sérieux. Qu’est-ce qui vous a paru bizarre dans mon film ?

— Rien de bizarre », ai-je dit, mais, ostensiblement, il attendait une suite. « Bon. D’abord, des trucs comme ça, on ne les tourne jamais en seize. Ce que vous avez là, c’est la copie réduite d’un original en trente-cinq. » Et j’ai encore cité deux ou trois détails qui soulignaient la différence entre les productions d’Hollywood et le cinéma d’amateur. Lorsque j’eus terminé, il s’est contenté de tirer tranquillement sur sa cigarette.

« Je vois », a-t-il fini par dire. Il a décroché la bobine de son pivot et refermé le magasin du projecteur. « J’ai de la bière au fond. » Ce n’était pas pour me déplaire, mais j’avais mon car… bon, une et c’est tout. De derrière le panneau d’aggloméré, il a tiré des gobelets en carton et une grande bouteille. Puis il a fermé la porte avec un vague panneau « Interruption des séances », et s’est approché du décapsuleur mural pour ouvrir la bouteille. L’endroit devait être une ancienne épicerie, ou un ancien restaurant ; il y avait des chaises partout. Nous en avons pris deux et nous sommes installés le plus confortablement possible. La bière était tiède.

« Vous vous y connaissez », a-t-il dit en ouverture.

J’ai vu là une question et ça m’a plutôt fait rire. « Pas trop en fait. À la bonne vôtre… » Et nous avons bu. « J’ai travaillé comme livreur pour le Film Exchange. » Ça a paru l’amuser.

« Vous n’êtes pas d’ici ?

— Oui et non. La sinusite m’a fait fuir jadis et des obligations familiales m’ont ramené. Cette fois, je pars pour de bon. J’ai enterré mon père la semaine dernière. » C’est bien triste, m’a-t-il dit et je lui ai répondu que non. « Il avait de la sinusite, lui aussi. » Sur cette bonne blague, il a de nouveau rempli les verres et nous avons parlé du climat de Détroit.

Puis il a pris un air songeur et m’a dit : « Ne vous ai-je pas vu dans le coin hier soir vers huit heures ? » Il s’est levé pour aller chercher une autre bière.

« Pas pour moi », lui ai-je crié mais, déjà, il revenait avec la bouteille. J’ai jeté un coup d’œil à ma montre. « Bon, allez, une dernière.

— C’était vous alors ?

— Moi quoi ? ai-je fait en tendant mon gobelet.

— N’était-ce pas vous que j’ai vu passer…

— Hier soir ? » Je m’interrompis pour essuyer la mousse accrochée à ma moustache. « Non, mais j’aurais préféré… je n’aurais pas raté mon car… Hier soir à huit heures, j’étais au Motor Bar. Et j’y suis resté jusqu’à minuit. »

Il s’est mordillé la lèvre supérieure. « Le Motor Bar, celui qui est juste au bas de la rue ? » J’ai fait oui de la tête. « Le Motor Bar… ah… » Je l’ai regardé. « Aimeriez-vous… oui, bien sûr… » Avant que j’aie pu deviner ce qu’il avait en tête il était déjà passé derrière le panneau d’aggloméré pour en rapporter un gros radio pick-up et une nouvelle bouteille. J’ai vérifié le niveau de celle que j’avais à la main – à moitié pleine – et consulté encore une fois ma montre. Il a placé le pick-up contre un mur et soulevé le couvercle pour accéder aux réglages.

« Vous avez un bouton juste derrière vous ; pourriez-vous le tourner ? »

Je n’eus qu’à tendre le bras pour l’atteindre. La lumière s’éteignit. Je ne m’y étais pas attendu et je repartis à tâtons à la recherche de l’interrupteur. À mon grand soulagement, la lumière revint. Mais elle n’émanait pas de la salle. C’était la rue que je voyais !

Tout ce qui va suivre s’est produit alors que j’avais les lèvres vissées au goulot de la bouteille de bière et que je tentais désespérément de garder mon équilibre sur une chaise branlante… C’est la rue qui s’est mise à bouger, pas moi. Il a d’abord fait jour puis il a fait nuit et j’étais en face du Book-Cadillac, m’apprêtant à pénétrer dans le Motor Bar. Ensuite, je me suis vu commander une bière et j’ai su que je ne rêvais pas. Non, j’étais tout ce qu’il y a de plus réveillé. Affolé, je me suis écroulé par terre dans un fracas de chaises renversées et des panaches de bière répandue, m’écorchant les ongles sur le mur pour retrouver l’interrupteur. J’y suis enfin parvenu mais, entre-temps, j’avais assisté au spectacle de ma propre personne martelant le comptoir pour attirer l’attention du barman. Juste avant que la lumière revînt, j’étais dans un bel état… parlons franc, j’étais sur le point de tomber dans les pommes. La réalité venait de déraper et j’étais plongé dans un monde de cauchemar.

Le Mexicain me regardait avec la plus bizarre expression qu’il m’ait été donné de voir. Comme s’il venait d’attraper une grenouille dans un piège à souris. De mon côté, je devais avoir l’air d’un type qui a vu le diable en personne. Et peut-être l’avais-je vu. Il y avait des flaques de bière partout sur le plancher et j’eus toutes les peines du monde à me hisser sur la chaise la plus proche.

« Qu’est-ce que… qu’est-ce que c’était ? » ai-je enfin articulé.

Il a laissé retomber le couvercle de la radio. « Moi aussi j’ai eu cette réaction la première fois… du moins je crois… J’ai oublié. »

Mes doigts tremblaient si fort que j’étais incapable de sortir une cigarette de mon paquet. J’ai dû me résoudre à en déchirer la partie supérieure. « Je vous ai demandé ce que c’était. »

Il s’est assis. « C’était vous, hier soir à huit heures, au Motor Bar. » J’ai dû le regarder avec des yeux ronds et il m’a donné un autre gobelet que, par pur automatisme, je lui ai demandé de remplir.

« Écoutez…, ai-je commencé.

— C’est sûr que ça doit faire un choc. Moi, j’ai oublié l’impression exacte que j’ai eue la première fois… Et puis, maintenant, je m’en fiche. Demain, j’irai chez Phillips… »

Je n’y comprenais rien et je le lui ai dit. Il a poursuivi : « Je suis raide, à sec, fauché comme les blés. Mais c’est fini… si j’en tire une bonne somme comptant, je suis prêt à renoncer aux droits. » Et il m’a tout déballé, lentement d’abord, puis en s’animant, et à la fin il arpentait la pièce de long en large. Je suppose qu’il en avait marre de n’avoir personne à qui parler.

Il s’appelait Miguel José Zapata Laviada. Je lui ai dit mon nom, Lefko. Ed Lefko. C’était un fils d’ouvriers agricoles qui avaient quitté le Mexique dans les années 20 pour venir se casser l’échine sur les betteraves sucrières du Michigan. Ils eurent cependant assez de bon sens pour ne rien trouver à redire quand leur aîné réussit à quitter les champs grâce à la bourse du N.Y.A.1. À l’expiration de cette dernière, il était passé par des tas de petits boulots pour subsister et continuer ses études, mécano, coursier, commis de magasin et vendeur de balais-brosses au porte-à-porte. Bref répit car les dites études n’avaient pas résisté à la première conscription de 41 qui avait fait de lui un technicien radar. Démobilisé avec des états de service honorables, il était retourné à la vie civile avec une vague idée en tête, si vague qu’elle méritait à peine le nom de pressentiment. À cette époque, on ne manquait pas de travail et il avait vite pu mettre assez d’argent de côté pour se louer une caravane, la bourrer de matériel électronique puisé dans les surplus radio et radar de l’Armée. Il y a un an, sous-alimenté mais surexcité, il avait mené son projet à terme. Et c’était une réussite.

Il avait placé la chose dans un meuble radio pick-up, à la fois pour des raisons de maniabilité et de camouflage. Pour des motifs que tu ne vas pas tarder à comprendre, il n’avait pas osé déposer une demande de brevet. Je me suis levé pour voir ça de près. À l’emplacement du plateau du tourne-disque et de la plaque de verre avec la longueur d’onde des stations, on voyait une série de cadrans ; un grand, gradué de 1 à 24, deux portant les chiffres de 1 à 60, une bonne douzaine de 1 à 25 et deux ou trois avec simplement des traits de repère. Pour moi, ça ne ressemblait à rien, sinon peut-être à l’un de ces récepteurs super-sophistiqués ou à l’un de ces appareils testeurs dont sont équipées quelques stations-service dernier cri. Tout ce qui avait été monté à la place du mécanisme, des lampes et des haut-parleurs restait invisible derrière le contre-plaqué. Une cachette bien innocente pour…

La rêverie, c’est vraiment chouette. Dans son for intérieur, je suppose que tout un chacun a sa part de richesse, de célébrité, de voyages merveilleux et de prouesses fantastiques. Mais être vautré sur une chaise à boire de la bière tiède en se disant que le plus vieux rêve de l’humanité n’en est plus un, se sentir l’égal d’un dieu parce qu’il suffit de tourner des boutons pour voir n’importe où, n’importe quand, n’importe qui, n’importe quoi de ce qui s’est jamais produit sur cette terre, voilà qui même à présent continue à me causer un certain malaise.

Ce qui est sûr c’est qu’il s’agissait d’un truc de hautes fréquences. Il y avait tout un tas de fils et de composants, du mercure, du cuivre, rien que du matériel bon marché facile à trouver, mais savoir où allait chaque pièce, comment ça fonctionnait, ça m’est toujours passé au-dessus de la tête. La lumière, je crois, est à la fois énergie et masse, cette masse subit des pertes qui se retransforment en électricité… enfin, quelque chose du genre. Mike Laviada, lui-même reconnaît d’ailleurs n’avoir rien découvert de très neuf, et seulement à force de tâtonnements. Longtemps avant la guerre, des hommes tels que Compton, Michelson et Pfeiffer avaient observé de tels phénomènes, mais les avaient considérés comme des anomalies de laboratoire sans application possible. À cette époque, bien sûr, la recherche atomique n’avait pas encore pris le pas sur toutes les autres disciplines.

Une fois remis de mon premier choc – il me fallut une seconde démonstration – je devais tout de même offrir un drôle de spectacle. Mike dit que je ne tenais plus en place, que je ne cessais de bondir d’un bout à l’autre du magasin en renversant les chaises sur mon passage ou en trébuchant dessus. Je marmottais des mots sans suite, et ma langue n’arrivait pas à suivre ma pensée. Un moment, je me suis même dit que Mike se moquait de moi. Je ne voyais pas ce qu’il y avait de drôle et je lui en ai fait aigrement la remarque. Ça l’a fichu en rogne.

« Je sais ce que j’ai inventé. Je ne suis pas le plus grand crétin de la planète comme tu sembles le penser. Regarde un peu. » Il est retourné vers le pick-up. « Éteins la lumière. » J’ai obéi et je me suis revu dans le Motor Bar, nettement plus gai, cette fois. « Regarde bien », m’a dit Mike.

Le bar recula. De nouveau la rue et son défilement sur deux blocs d’immeubles jusqu’à l’hôtel de ville. Une volée de marches menant à la salle du Conseil. Je l’ai trouvée vide puis une réunion s’y est tenue et, de nouveau, je l’ai vue déserte. Il ne s’agissait pas d’une image, comme pour une diapositive projetée, mais d’une véritable tranche de réalité d’environ quarante mètres carrés. En s’approchant, on voyait son champ de vision se restreindre et, en se reculant, on ne constatait pas de différence de netteté entre l’arrière-plan et le premier. Des images – puisqu’il faut les appeler ainsi – aussi réelles que si tu les contemplais depuis le seuil de la pièce. En trois dimensions avec pour seule limite le mur du fond ou le paysage vu par la fenêtre. Tout en manipulant les boutons, Mike ne cessait de parler mais j’étais bien trop fasciné pour saisir le sens de ce qu’il disait.

Soudain, je me suis mis à hurler et j’ai fermé les yeux, comme n’importe qui aurait fait à ma place s’il s’était vu dominer la Terre de très haut avec seulement quelques nuages et un peu de fumée entre lui et le sol. Quand j’ai osé regarder à nouveau, j’ai pris conscience d’achever ce qui avait dû être un vertigineux plongeon. Encore une fois, je contemplais la rue.

« Jusqu’à la plus haute couche de l’ionosphère et aussi profond que dans le plus bas des puits de mine, à n’importe quel moment, n’importe où… »

La vision se brouilla. La rue se transforma en bouquet de pins grêles. « Là, un trésor est enterré, pour sûr. Mais avec quoi veux-tu que j’aille le chercher ? » Les arbres disparurent et je tendis la main vers l’interrupteur. Il referma le pick-up et vint se rasseoir.

« Comment faire du fric si tu n’as pas un sou pour démarrer ? » Sa question restant sans réponse, il poursuivit. « J’ai fait passer une annonce dans le journal en proposant mes services pour retrouver des objets égarés et, pour premier client, j’ai eu un flic qui m’a demandé ma licence de détective privé. J’ai vu les gros spéculateurs du pays acheter puis revendre, je les ai vus programmer la hausse et la baisse des cours de tel ou tel produit, et qu’est-ce qui me serait arrivé à ton avis si j’avais crié ça sur les toits ? La bourse a grimpé sous mes yeux puis elle s’est effondrée alors que j’avais à peine de quoi me payer le journal qui me racontait tout ça. Un jour, j’ai observé un groupe d’indiens péruviens qui bouchaient l’entrée d’une caverne où ils avaient déposé la seconde rançon d’Atahualpa. Non seulement je ne pouvais pas me payer le voyage, mais je n’avais même pas de quoi m’acheter une pelle et une pioche. » Il se leva, rapporta deux autres bouteilles et reprit sa complainte. J’avais déjà deux ou trois idées qui me tournaient dans la tête.

« J’ai vu des scribes rédiger les livres qui brûlèrent dans l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie mais si j’en avais recopié un, se serait-il trouvé quelqu’un pour me l’acheter, ou même pour me croire ? Tu m’imagines allant voir les historiens pour leur dire de récrire leurs bouquins ? Et tous ceux que j’ai surpris en train de voler, de tuer ou simplement de prendre leur bain, tu ne crois pas qu’ils se bousculeraient pour me passer la corde au cou ? Et dans quelle cellule capitonnée serais-je à l’heure actuelle si j’avais exhibé une photo de Washington, de César ou du Christ ? »

J’ai dû admettre qu’il avait probablement raison mais…

« À ton avis, pourquoi en suis-je réduit là ? Tu as vu ce film que je passe pour dix cents ? Dix cents, ça ne vaut pas plus, et tout ça parce que je n’ai pas de quoi me payer de la pellicule et faire le film qu’à mon sens je devrais faire. »

Il en bafouillait. « Je fais ça parce que je n’ai pas l’argent qui appellera l’argent qu’il me faut pour… » Dégoûté, il décocha un violent coup de botte dans une chaise qui alla voler au milieu de la salle. Je n’avais pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que si j’étais arrivé un peu plus tard dans sa vie, on se serait frotté les mains chez Phillips. Et, en fait, cela aurait peut-être mieux valu pour moi.

Mais si je pouvais me prévaloir d’une solide réputation de bon à rien, on n’avait jamais pu me reprocher d’être lent quand il s’agissait de se faire un dollar, et surtout pas un dollar facile. Là, je n’avais qu’à me baisser pour en ramasser un paquet. Je me suis même vu l’espace d’un instant assis dans un futur plus ou moins lointain sur une montagne de fric, au point que ça m’a tourné la tête et coupé la respiration.

« Mike, ai-je dit. On se finit cette bière et on trouve un endroit où commander la suivante et peut-être manger un morceau. Je crois qu’on a pas mal de choses à discuter, toi et moi. »